Si Jeremiah savait bien quelque chose que le grand public ignorait, c’était que les junkies pouvaient s’avérer drôlement utiles, il le savait de première main, en quelque sorte. Les détours et les entourloupettes que ces gens avaient fait pour se procurer leur prochain fixe amenait le genre de connaissance de la ville dont le jeune hunter avait grandement besoin. Depuis son arrivée à Londres, l’écossais s’était un peu promené à tâtons dans l’obscurité et s’était ramassé quelques râteaux assez violents. Non, il n’abandonnait pas, mais s’il voulait rester en vie, il se devait de collecter un peu plus d’information sur la faune locale. Ce pourquoi il avait décidé de solliciter les junkies. Il n’avait pas l’intention de tenter de gagner la confiance de junkie, mais il savait personnellement ce qui les convaincraient de l’aider, il savait ce qui plaisait à ce type de personnes, comment marchander avec eux.
En fait, ceux qu’il cherchait n’étaient pas vraiment des junkies à proprement parler, mais dans anciens drogués, beaucoup plus faciles à localiser et généralement plus fiables. Il n’avait pas été très compliqué de trouver des annonces pour des rencontres des narco anonymes, ou des trucs du style. Il avait la couverture parfaite, en voyant sa tronche, personne ne remettrait en question sa présence au local communautaire, il avait vraiment l’air d’un junkie, pour une raison assez évidente. Il n’y avait qu’un seul problème, il avait ce genre de petites réunions mielleuse en horreur, il y avait de quoi se tirer une balle. Voilà une bande de types qui s’asseyaient en rond pour se dire qu’ils étaient bien contents d’avoir arrêté la drogue sans s’avouer que chacun et chacune se sentait comme horriblement vides depuis et ne faisaient que chercher quelque chose qui viendrait remplacer l’excellent passe-temps qui consistait à planer. Jeremiah l’avait trouvé, son bouche-trou, mais il n’était pas allé là pour en faire part aux autres.

Il était arrivé dans le petit local humide peint en beige déprime, les mains dans les poches de son sweat noir, pour une fois il n’avait vraiment pas besoin de faire semblant. Beaucoup des autres qui étaient déjà là faisaient la même tête que lui, quelques-uns discutaient près de la machine à café. Jeremiah se demandait combien de litres de café ces gens pouvaient engloutir en une soirée. Puis vint le temps d’aller écraser ses fesses sur une chaise en plastique alors que celle qui devait être une travailleuse sociale ou quelque chose du genre énonçait les règles des séances et invitait les nouveau à se présenter. Jeremiah inventa plus moins une histoire classique d’overdose, de désintox et etc. On aurait pu facilement mettre son manque d’entregent sur le dos de sa condition de junkie, donc c’était parfait. Durant la rencontre, Jeremiah observa les interventions des autres, tentant de repérer ceux qui seraient les plus bavards, les plus utiles, qui connaissaient la région, qui pourraient être appâtés avec de la méthadone supplémentaire, ce qui valait très cher aux yeux d’un ancien héroïnomane, qui devait sans cesse se présenter à la pharmacie pour qu’on daigne lui en donner une dose.

Il décida d’attendre à la prochaine rencontre, se disant qu’il n’aurait probablement rien le premier soir. Lorsqu’il revint la semaine d’après, il s’était fait une petite liste des candidats potentiels, des gens pas trop idiots qui seraient prêts à parler avec lui. Lorsqu’il arriva, il vit qu’il en manquait un, dommage, c’était son premier choix. Il se risqua à demander à une fille un peu trop sociable qu’il avait vue la semaine d’avant si elle savait s’il serait là ce soir. La fille lui pointa alors une porte en disant qu’il était probablement en train de fumer à cet endroit, comme à son habitude. C’était l’occasion parfaite, à l’extérieur, loin des oreilles indiscrètes. Jeremiah s’y dirigea tout de suite. Lorsqu’il fut à l’extérieur, il ne le vit pas, mais entendit un mouvement brusque, une exclamation étouffée et des paroles brusques échangées. Le jeune homme se précipita vers la source du bruit pour y voir son futur informateur et un autre homme qu’il croyait avoir vu à l’autre rencontre également.

Jeremiah y vit l’occasion idéale de gagner la confiance de son informateur et de plus… Il ne savait pas trop, peut-être que ces rencontres à la noix le faisaient ramollir, il trouvait presque ces pauvres types sympathiques. Il aurait voulu crier à l’agresseur de s’en prendre à quelqu’un de sa taille, mais ç’aurait été faux, ce type devait faire trois mètres de haut, le jeune hunter ne faisait pas le poids. Il faisait rarement le pois, mais il finissait toujours par se battre et cette occasion n’était pas différente. Il alla agripper le grand par l’arrière, le tirant de toutes ses forces pour lui faire lâcher sa victime, prêt à probablement recevoir des coups de ces immenses gants de boxes que ce type appelait ses mains. Dans quoi il était allé se foutre encore?

Il savait que le poing s’en venait, et pourtant, Jeremiah n’avait rien pu faire pour l’éviter. Ce poing attendu s’abattit sur son visage comme une violente vague, le faisant tituber sous l’impact. En quoi les mains de ce type étaient faites, en béton armé ? Le jeune homme était carrément sonné, voyant des étoiles comme un personnage de dessin animé du samedi matin. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la première chose qu’il vit fut encore ces deux énormes poings. Il n’arriva à en contrer ou à en éviter aucun, encore trop surpris par la violence de l’attaque, levant ses bras devant son visage en vain. Ce gars savait ce qu’il faisait, il savait où frapper pour que ça fasse mal. Merde, il était tombé sur un professionnel, c’était bien sa chance.

Le tout fut trop rapide pour qu’il puisse évaluer les dommages qui lui avait été faits, mais il avait mal à peu près partout, c'était peu utile à savoir. Son sourcil qui n’avait pas eu le temps de bien cicatriser s’était probablement encore ouvert, alors que du sang venait bloquer la vision de son œil gauche. Sa bouche goûtait le métal, eh merde, il était condamné à avoir une sale tête pour un moment hein ? Il put alors distinguer les paroles de cet immense homme des cavernes, ses mots ayant été auparavant noyés dans une pluie de coups. Il lui reprochait d’avoir joué au héros, même s’il ne pouvait pas être plus loin de la réalité quant aux intentions du hunter, ce dernier le prit un peu personnel, surtout quand l’autre renchérit en disant qu’il ne savait pas se battre.

Oh, quoi, il pensait qu’ils avaient fini ? C’était probablement comment ça se passait normalement, il donnait deux trois coups avec la force d’un bulldozer et toute personne sensée abandonnant, sachant qu’elle ne faisait pas le poids. Mais Jeremiah n’était clairement pas quelqu’un de sensé. Logiquement, il avait eu ce qu’il voulait, le gars s’était sauvé, mais avait eu le temps de voir son visage. Sauf que l’orgueil du jeune homme avait été piqué. Il allait prouver à ce mastodonte qu’il se gourait royalement. Posant ses yeux sur son adversaire, Jeremiah cracha un tas de salive mêlée à du sang en sa direction, essuyant par la suite son nez ensanglanté du revers de la main. « T’as fini de parler ou ça t’excites d’entendre ta propre voix ? », lui rétorqua-t-il avec une assurance qu’il ne pouvait soutenir avec pas grand-chose. Oui, toutes les chances n’étaient pas de son côté, mais si Jeremiah était bon à quelque chose, c’était probablement de manger des coups dans la gueule. Il se mit en position, écartant ses pieds, levant les poings, avant de faire un signe du menton à son adversaire. « J’ai l’impression de m’être fait chatouiller par des papillons, allez, tu dois pouvoir faire mieux que ça », dit-il en le regrettant aussitôt, tentant toutefois de ne pas le laisser paraître, alors que son nez recommençait à couler tel un robinet et qu'un de ses yeux restait à demi-fermé, enflé et plein de sang.

Jeremiah aurait aimé pouvoir dire qu’il passait plus de temps à donner les coups qu’à les recevoir, mais ç’aurait été mentir, et de loin. Il n’était pas comme ces gars qui s’étaient pris des cours de tous ces arts martiaux obscurs finissant par tsu, ou il ne savait plus trop. Tout ce qu’il avait c’était son instinct, son caractère de merde et son habitude à se faire complètement péter la gueule. Il s’était battu avec un gars du genre entraîneur paramilitaire. Même complètement soul, cette espèce d’armoire à glace lui avait carrément émietté le corps. Eh bien, ce gars, le grand qui lui pétait la gueule dans le moment, c’était pas mal proche. Le jeune homme ne savait pas pourquoi il continuait de narguer des types entraînés comme ça, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Contre tout sens commun, il n’allait jamais montrer qu’il avait peur.

Il n’avait pas eu le temps de comprendre et de réagir, voilà que son adversaire le tenait solidement en le frappant dans les côtes. Le jeune hunter eut l’impression d’être une poche d’air que l’on venait de crever, c’était à peine s’il pouvait bouger pour se défendre tant la douleur était grande. Merde, il allait se faire tuer si ça continuait. Il avait de plus en plus la certitude que ce type allait le tuer. C’était différent du paramilitaire aux cheveux rasé qui voulait simplement se la jouer devant ses amis et faire preuve d’une petite dose de sadisme. Il avait la nette impression que cet homme pouvait le tuer sans sourciller. Une peur bien réelle s’empara de lui, et comme tout être au bord du précipice, il dut s’en remettre malgré lui à des moyens extrêmes.

Il n’avait jamais utilisé cleave sur des humains normaux, il ne savait même pas si ça faisait un effet quelconque. Mais c’était le dernier recours qu’il avait, si cela ne marchait pas, il allait probablement se retrouver dans une morgue le lendemain matin. Il n’avait même pas eu le réflexe de se saisir d’un objet dans ses poches, il n’avait que ses poings. Concentrant l’énergie du désespoir dans ce seul crochet droit, il tenta de frapper le visage de son adversaire, quitte à s’exploser les jointures par le transfert d’énergie énorme qui aurait lieu entre son poing et sa cible, si par miracle il arrivait à atteindre son agresseur.

Des deux, Jeremiah devait être le plus surpris du coup qui venait d’atteindre la mâchoire de son adversaire. Premièrement, le jeune homme ne pensait jamais l’atteindre, de plus, le coup devait avoir fait plus de dommage à son auteur que sa victime. Après un bruit de craquement loin d’être naturel, les jointures du hunter devinrent brûlantes comme si elles avaient été trempées dans l’acide. Le grand type l’ayant lâché, Jeremiah ramena son poing contre lui-même, étouffant un cri de douleur silencieux. Plus jamais il ne ferait un truc aussi stupide. Déjà de frapper quelqu’un sur un os du visage était dommageable pour ses mains, il ne comprenait pas comment l’énergie du cleave n’avait pas brisé tous les os de ses doigts. Il avait incroyablement mal, mais quelques mouvements lui confirmèrent que tout était à sa place et fonctionnait. Il ne pouvait pas en dire autant de tout son corps, alors qu’il priait pour que toute ses côtes ne soient pas brisées.

Le responsable de ses blessures lui adressa la parole de nouveau, lui faisant relever sa tête ensanglantée vers lui. Il était en train de le féliciter ? Mais ce gars était un fou furieux ? Était-ce un jeu pour lui ? Jeremiah avait eu la nette impression que l’autre l’aurait tué sans sourciller et voilà qu’il se mettait à lui faire la conversation ? Mais quel malade. Jeremiah ne sut quoi répondre, regardant l’assaillant de manière incrédule, ayant peut-être reçu un, deux, ou dix coups à la tête de trop ce soir-là. Lorsque le moins blessé des deux le complimenta sur sa force, le hunter fut assailli par un nouveau questionnement. Il avait réussi à le frapper… Cela voulait-il dire que cleave fonctionnait aussi sur les humains ? Il avait toujours eu l’idée vaguement non prouvée selon laquelle les pouvoirs des chasseurs ne pouvaient servir contre des humains normaux… Peut-être s’était-il trompé… Ou pas ? L’incrédulité de Jeremiah se transforma alors en doute. Ce gars était-il seulement humain ? Il savait que des types balèzes comme ça existaient mais… Qu’est-ce que ce gars pouvait bien être ?

Il se secoua, fermant de nouveau son œil obstrué par le sang pour le frotter du revers de sa manche, alors que l’autre le traitait de fauteur de trouble de manière presque amicale ? C’était bien plus effrayant que de voir quelqu’un être rancunier. Jeremiah avait encore envie de lui démolir la gueule, mais savait pertinemment qu’il ne pouvait pas, pourquoi ce gars prenait tout cela avec autant de légèreté ? C’était à ne rien y comprendre. « … On m’a déjà traité de pire. », rétorqua-t-il finalement à l’appellation de fauteur de trouble. Son objectif de départ, de gagner la confiance de sa cible, était désormais bien loin dans son esprit. Il devait découvrir qui était ce type, même s’il le terrifiait, et tout ce qu’il avait envie, c’était de se rouler en boule dans son bain jusqu’à ce qu’il arrête d’avoir mal. Allant au moins appuyer son dos sur un mur, il tenta de maintenir la conversation du mieux qu’il pouvait dans son état : « Merde, je savais pas qu’ils envoyaient des putains de bulldozers courir après les dettes minables de junkies ici, on rigole pas. » Un simple fier à bras aurait suffi, mais ce gars était un tout autre niveau. La simple menace semblait être le moindre de ses plaisirs aussi.

À voir comment ce type travaillait, Jeremiah doutait de lui avoir réellement mis des bâtons dans les roues ne serait-ce qu’un instant. Il retrouverait probablement l’autre gars plutôt facilement et, une fois tranquille, ferait probablement ce qu’il voudrait de lui. Il était fort probable que le jeune hunter ait bien fait d’abandonner cette cible, même si c’était pour l’impressionner qu’il s’était lancé dans cette escarmouche, car il était très possible qu’il ne revienne jamais aux groupes de soutien après ce qui s’était passé, ou après que le collecteur de dettes en ait fini avec lui. Avait-il réellement vraiment envie d’en savoir plus à cause de la force herculéenne de son adversaire ou n’était-ce que fascination ? Après tout, s’il s’agissait bien d’un non-humain, qu’est-ce que Jeremiah allait bien pouvoir faire ? Il tenait à peine debout après n’avoir asséné qu’un petit coup de poing à l’autre. Clairement, il ne faisait pas le poids. Mais quelque chose lui disait qu’il devait rester, ne serait-ce qu’un petit moment de plus.

Alors qu’il prenait sa décision, le regard que lui lança l’autre lui glaça le sang, venant raviver ses doutes qu’il avait écarté une fraction de seconde auparavant. On aurait dit une hyène devant un steak. Mais ce qu’il lui lança alors détona tout de suite avec son expression. Il lui demandait si ça allait ? Décidemment, Jeremiah ne savait pas s’il avait reçu trop de coups à la tête ou si ce gars était juste complètement fêlé. Avec une certaine hésitation suspicieuse, il mentit alors : « J’ai déjà eu pire, je vais m’en sortir. » C’était plutôt un demi-mensonge, car oui il avait déjà été plus amoché que maintenant, mais il n’était pas resté conscient ou sobre bien longtemps pour le ressentir. Mais c’était vraiment bizarre. Ce gars lui parlait-il parce qu’il l’avait impressionné ? Avec une certaine prudence, il lui demanda : « C’est quoi ton truc ? Tu passes les gens au rouleau compresseur et après tu leur demande comment va leur journée ? » C’était vraiment une drôle de questions de sa part, comme il était celui qui l’avait mis dans cet état.

C’était dans ces moments-là où l’héroïne lui manquait le plus. Il aurait donné presque tout en ce moment pour arrêter de sentir son corps comme émietté, pour juste flotter dans un nuage et ne penser à rien. Mais ce genre de plaisir était disparu pour de bon de sa vie. Il prendrait 2 ou 12 aspirines et dormirait… Joie.